Né en 1942 au Lorrain (Martinique), décédé en 2017 à Schœlcher (Martinique), Jean Bernabé fut l’un des plus jeunes agrégés de grammaire française de son temps, féru de grec et de latin, amoureux de la littérature française et promu à un brillant avenir dans ses domaines de prédilection. Rien, sinon son ancrage familial et territorial, ne pouvait laisser prévoir qu’il deviendrait la figure majeure de la créolistique martiniquaise et l’une des plus importantes de la créolistique mondiale. Sa thèse de doctorat d’État, Fondal-Natal, Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais, publiée en 1983, influença notablement l’étude des créoles des Petites Antilles et de la Guyane, marquées souvent jusque-là du sceau de l’amateurisme ou de l’alignement sur les études françaises. J. Bernabé tenta en effet d’appliquer les théories de Noam Chomsky à l’analyse des créoles guadeloupéen et martiniquais, chose qui lui permit de questionner et parfois de remettre en cause certains concepts communément admis en créolistique, comme ceux de « diglossie », « continuum » ou « interlecte ». Le créoliste martiniquais avança, notamment, la notion de « double continuum-discontinuum », qui demeure à ce jour une des clés les plus pertinentes pour l’analyse de la situation sociolinguistique de ces deux îles.
Grammairien, linguiste et créoliste, Bernabé le fut, certes, au premier chef. Mais il fut aussi un grand analyste littéraire qui s’attacha, dans des articles désormais incontournables, à décortiquer l’œuvre de Joseph Zobel, Jacques Roumain et Simone Schwarz-Bart à partir de concepts novateurs tels que « la langue indigène du récit », « la langue procurative » ou encore la « langue maternelle/la langue matricielle ». Ces concepts permirent de recentrer l’analyse littéraire sur la question de la langue/des langues, la critique s’étant jusque-là trop focalisée sur les questions biographiques, historiques ou sociologiques, et de montrer qu’écrire aux Antilles « françaises », c’est d’abord et avant tout une question de positionnement, conscient ou non, par rapport à la question linguistique.
Il travailla également à l’équipement de la langue créole. Ses propositions graphiques représentent aujourd’hui les références en matière d’écriture de cette langue, en Guadeloupe, en Martinique, en Guyane. Ces modèles offerts aux scripteurs du créole, débouchèrent sur une normalisation de la langue écrite (au moins dans ses expressions littéraire et académique) dans des sociétés où elle n’était jusqu’alors pas formalisée.
Sa carrière universitaire fut, elle aussi, remarquable, puisqu’il fut deux fois élu doyen de la faculté des Lettres et Sciences humaines de l’ex-UAG (université des Antilles et de la Guyane), fondateur du GEREC (Groupe d’études et de recherches en espace créolophone), du CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines), créateur de l’UTL (Université du temps libre), du CIRECCA (Centre international de recherches, d’échanges et de coopération de la Caraïbe et des Amériques) et de Radio Campus-FM. Il fut encore un infatigable bâtisseur de diplômes : le DULCR-C (diplôme universitaire de langue et culture régionales créoles) dans les années quatre-vingt, puis le DULCR-I (diplôme universitaire de langue et culture régionales option indienne), la licence et la maîtrise de créole dans les années quatre-vingt-dix, le master de créole par la suite, et enfin, le doctorat de Culture et langue régionales créoles. Ces créations de diplômes au sein de l’UAG et son militantisme pour l’enseignement du créole à l’école, débouchèrent sur la création du CAPES de créole (Certificat d’aptitude au professorat du second degré) et du CRPE (Concours de recrutement de professeurs des écoles) option créole, dans les années 2000.
Vers la fin de sa carrière, Jean Bernabé se lança dans le roman. Auteur de quatre romans écrits dans une langue savante, quoique empreinte par endroits de créolité, ces derniers attendaient qu’un œil neuf vienne les revisiter. Il ne faut pas oublier que tout linguiste qu’il était à l’époque, en 1989 donc, J. Bernabé avait copublié avec Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant le célèbre Éloge de la créolité, manifeste littéraire, culturel et politique qui connut un succès important aussi bien antillais qu’international, en particulier dans les universités des États-Unis et du Canada.
Enfin, outre le créoliste, l’analyste littéraire et le romancier Bernabé ajouta une dernière corde à son arc dans les premières décennies du xxie siècle : celle du philosophe. Inquiet de la montée des intégrismes de par le monde et craignant que le mouvement de la Créolité qu’il a contribué à fonder ne sombre dans l’identitarisme, il a publié plusieurs articles et essais, dont La dérive identitariste, dans lesquels il se distancie d’une conception essentialiste de l’identité qui se développe en réaction à la globalisation et aux migrations généralisées. D’autres travaux portèrent sur la genèse des sociétés créoles. Dans ces derniers, il élabora le concept essentiel de « rupture générationnelle ».
Mais un tel parcours perdrait de son relief et de sa cohérence s’il n’était mis en relation avec la manière dont la carrière universitaire et les productions scientifiques de J. Bernabé sont entrées en résonance avec les engagements des « activistes » de la cause créole qu’il a su, avec l’aide de Raphaël Confiant, fédérer autour du GEREC-F. En effet, ce que le HCERES (Haut comité d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) a valorisé récemment sous l’appellation de « vulgarisation de la recherche scientifique », Bernabé l’a réalisé bien avant, en partageant, avec les militants de la cause créole, ses travaux scientifiques en créolistique et dans des problématiques afférentes. Autant dire que Bernabé a été attentif à la recherche appliquée, qui a souvent pris la forme de la didactique mais qui s’est aussi traduite par d’autres événements tels que la dictée créole, la journée du créole, etc.
Un tel parcours méritait d’être étudié dans ses différentes « tracées », terme inspiré des travaux de René Ménil et aussi de la fameuse « trace » créole, c’est-à-dire du chemin de traverse qu’affectionnait Édouard Glissant, qui y voyait une métaphore du combat long, difficultueux mené par l’Homme antillais de l’esclavage jusqu’à nos jours. « Tracées » renvoie également ici aux empreintes que le cheminement de Bernabé estampe. Tracées linguistiques, tracées militantes, tracées littéraires, tracées philosophiques jalonnent donc la vie de cet intellectuel dans des îles au destin incertain, dans un monde au sein duquel les nouvelles technologies ont rapproché les peuples tout en exacerbant paradoxalement les pulsions nombrilistes.
Si Bernabé a toujours refusé de se concevoir en maître à penser, il nous donne à penser et à repenser les notions de langue, de conflit linguistique, de diglossie littéraire ou de spécificité ethnoculturelle, concepts toujours guettés par les tropismes idéologiques.
Il nous rappelle aussi que la recherche scientifique, dans des territoires tels que les nôtres, n’a pas sa place que dans les bibliothèques, les congrès ou les laboratoires. Elle se doit aussi d’essaimer dans la population, afin de sensibiliser celle-ci aux problématiques spécifiques qui fondent nos diverses appartenances et identifications. C’est pourquoi le colloque autour de la figure et de l’œuvre de Jean Bernabé a rassemblé, autour des universitaires, des enseignants du premier et du second degré en créole, des militants, des amis qui sont autant de témoins et d’acteurs de ces tracées.